VIII
Entre les quatre occupants de la pièce, il y avait eu un long silence. Les regards de Morane, de Ballantine et du professeur Clairembart étaient tournés vers le Requin Chinois qui, toujours assis derrière son bureau incrusté d’ivoire et de nacre, avait allumé une nouvelle cigarette fichée dans son fume-cigarette en or. Le chef des pirates fit face à Morane et le fixa droit dans les yeux, pour laisser tomber d’une voix scandée et résolue, sur un ton qui n’admettait pas de réplique :
— Commandant Morane, comme vous êtes à ma connaissance le seul homme capable de piloter l’Oiseau de Feu, vous allez le faire pour mon compte, aidé en cela par Mister Ballantine, qui fera office de mécanicien et de co-pilote. Bien entendu, chacun de vous recevra une part du butin amassé.
Un nouveau silence succéda à ces paroles qui, à vrai dire, ne surprenaient pas outre mesure Bob Morane qui, depuis un moment, s’attendait à une proposition de ce genre.
— Et si nous refusons ? laissa-t-il tomber.
Le Requin Chinois sourit et, si vraiment un requin souriait, ce ne pouvait qu’être ainsi.
— Si vous refusez ? ricana-t-il. Vous voulez savoir ce qui se passerait, c’est bien cela ?… Eh bien ! je possède les moyens de calmer les plus récalcitrants… Pour cela, il me suffit de sonner par trois fois, comme ceci…
Tchou poussa à trois reprises sur un des nombreux boutons d’appel qui agrémentaient son bureau. Quelques secondes s’écoulèrent puis, au-dehors, des pas pesants ébranlèrent le sol.
— M’est avis qu’on va faire donner l’artillerie lourde, fit Ballantine sans paraître s’émouvoir autrement.
La porte s’ouvrit pour livrer passage à trois étranges personnages. Torses nus et vêtus seulement de pantalons rouges, on eût dit des jumeaux avec leurs visages identiques, leurs mêmes yeux bridés, leurs mêmes pommettes saillantes, leurs mêmes crânes rasés. Bien que de plus petite taille, tout trois possédaient des carrures qui approchaient celle de Bill Ballantine, mais avec moins de sveltesse. La graisse avait envahi leurs muscles à tel point qu’on ne savait plus où se trouvait leur taille, ni leur cou.
— Messieurs, dit Dimitri Tchou en s’adressant à ses prisonniers, je vous présente Li, Fo et Kyo, mes plus fidèles gardes du corps. Ils vont vous montrer de quoi ils sont capables.
À l’entrée du trio, Morane, Bill et Clairembart s’étaient levés afin de se trouver sur la défensive en cas d’attaque. Ballantine éclata de rire.
— De quoi ils sont capables ? lança-t-il. Vous ne croyez quand même pas nous faire peur avec ces gros pleins de soupe, monsieur Tchou ? On en mange une demi-douzaine comme ça chaque matin pour notre petit déjeuner, hein, commandant ?
— Chaque matin, en effet, approuva Bob avec un petit air indifférent.
Mais, en même temps, il pivotait sur un talon et, en un mouvement si rapide que l’œil pouvait à peine le saisir, son autre pied se détendait et touchait à la tempe un des gardes du corps qui s’écroula, assommé aussi sûrement que s’il avait reçu un coup de marteau. Le second garde du corps se jeta sur Bill, mais avec un peu trop de précipitation peut-être, car le géant, bloquant le coup qui lui était porté, riposta par un terrible crochet du droit à l’estomac, décoché avec une telle force qu’on eût pu croire que le poing allait traverser le corps épais. Projeté à deux mètres, la brute alla rebondir contre la porte et vint s’abattre sur le corps de son congénère mis hors de combat par Morane.
De son côté, le professeur Clairembart n’avait pas perdu son temps. Sans doute ne possédait-il pas la force redoutable de ses deux compagnons, mais il y suppléait par la ruse. Saisissant un tabouret, il le projeta les pieds en avant, tout en continuant à le tenir fermement, vers le troisième garde du corps, un peu à la façon dont un dompteur agit avec un fauve. Touché aux côtés par l’un des pieds du tabouret, l’homme poussa un cri de douleur et recula, ce qui laissa le temps à Bob et à Bill d’intervenir. Six secondes plus tard exactement, chronomètre en main, le dernier des jumeaux était allé augmenter de sa masse le tas de muscles et de graisse écroulé sur le plancher.
En voyant la déconfiture de ses trois gorilles privés, Dimitri Tchou s’était dressé, pour hurler à leur adresse :
— Mais relevez-vous donc, au lieu de rester étendus, là comme des poissons morts !
— Inutile d’insister, monsieur Tchou, fit Bob. Vos petits amis sont au pays des méchantes fées.
— Et vous allez les y rejoindre, ajouta Ballantine en avançant d’un pas vers le gros homme.
Pour la première fois depuis le début de l’entrevue, le Requin Chinois sembla perdre son sang-froid. En voyant venir vers lui la prodigieuse masse de muscles qu’était l’Écossais, il prit peur et hurla :
— À l’aide !… À l’aide !…
Presque immédiatement, la porte s’ouvrit à nouveau pour livrer passage, à Tchen et à une demi-douzaine de forbans braquant des automatiques.
Cette fois, toute résistance était inutile, et Bob Morane et ses compagnons ne pouvaient que s’incliner devant le nombre, et surtout les armes, de leurs adversaires.
De son côté, Dimitri Tchou avait repris toute sa confiance en lui à présent qu’il se sentait protégé.
— Ah ! vous osez me résister ! hurla-t-il à l’adresse des trois captifs. Je vous ferai exécuter ! Sans pitié !
— Ce n’est pas si sûr, monsieur le Requin Chinois, fit Morane calmement. Car, après tout, qui vous dit que, finalement, Bill et moi n’accepterons pas de piloter l’Oiseau de Feu. Bien entendu, si nous acceptons – entendez bien, j’ai dit « si » – nous exigerons que le professeur ait tout comme nous la vie sauve.
Dimitri Tchou se calma soudain. Il eut cet étrange sourire qui lui mangeait les yeux en les faisant disparaître sous la double bouffissure des paupières.
— Vous avez raison, commandant Morane, dit-il. La colère est mauvaise conseillère… Je vous donne une heure pour réfléchir. Si, passé ce délai, vous n’avez pas accepté ma proposition, votre ami le professeur Clairembart subira les conséquences de ce refus. Il serait vraiment dommage que la Science perde un élément de cette valeur.
***
Sous la menace des armes de Tchen et de ses acolytes, Bob Morane, Bill Ballantine et Aristide Clairembart avaient été conduits hors du logis de Dimitri Tchou et entraînés à travers un labyrinthe de galeries.
— À votre avis, professeur, où nous mènent-ils ? interrogea Bob à l’adresse de l’archéologue.
— Sans doute dans le cachot où j’ai été enfermé jusqu’ici, fut la réponse du savant, ou dans un endroit plus repoussant encore.
Bientôt, la petite troupe s’arrêta devant une lourde porte de teck bardée de fer. Elle fut ouverte et les trois captifs poussés dans un étroit réduit creusé à même le roc. Le battant fut refermé derrière eux et l’on entendit le bruit de verrous qu’on poussait.
Furieusement, Bill se précipita contre la porte, mais ce fut tout juste si, en dépit de son poids et de sa force, il parvint à l’ébranler.
— Si vous croyez que vous allez nous retenir ici, dans ce trou à cancrelats ! hurla le géant.
À nouveau, il fonça sur la porte, mais toujours sans résultat.
— Inutile de t’entêter, Bill, conseilla Morane. Ce requin de Tchou a dit « une heure » et ce cachot ne s’ouvrira pas avant, quoi que tu fasses.
Ballantine se détourna et revint vers ses amis.
— Vous avez raison, commandant, fit-il. Faudrait au moins un bulldozer pour venir à bout de cette porte.
Il alla s’asseoir auprès de ses compagnons et s’adossa comme eux à la paroi de roc. Pendant un moment, ils demeurèrent silencieux, éclairés seulement par un mince rai de lumière filtrant sous le battant.
— Qu’allons-nous faire ? interrogea Bill au bout d’un moment. Nous ne pouvons quand même pas passer par les exigences de ce sacripant de Requin Chinois. Qu’en pensez-vous mes amis ?
— Pas grand-chose, répondit Morane, pas grand-chose… Surtout que, s’il faut en croire les menaces de Tchou, la vie du professeur dépend sans doute de notre décision.
Entre les trois hommes, il y eut de longues secondes de silence. Bob passait et repassait les doigts dans ses cheveux, ce qui marquait chez lui une intense réflexion.
— Ah ! finit-il par dire, si seulement je pouvais trouver le moyen de nous tirer tous trois vivants de ce mauvais pas. Mais, gardés comme nous sommes, dans ces cavernes sous la mer, je n’en vois aucun.
— Surtout ne vous préoccupez pas de moi, intervint Clairembart. Je suis âgé, j’ai bien vécu ma vie et je me sacrifierai sans hésiter. De toute façon, il faut bien mourir un jour.
— Surtout ne disons pas de bêtises, professeur, fit Morane. Bien entendu, il ne saurait être question de vous abandonner… Je crains que nous ne devions passer par les exigences de ce pirate…
Bill sursauta violemment, pour hurler, avec de grands gestes des bras :
— Devenir complice de ces bandits ? Jamais !
— Cesse de hurler et de te démener ainsi, Bill, fit Morane calmement. Personne ne te demande de devenir complice de Dimitri Tchou et de sa bande de coupeurs de bourses, mais seulement de feindre de le devenir pour, ensuite, leur jouer un tour à notre façon.
— Cela ne marchera pas, Bob, glissa Clairembart. Vous serez surveillés sans cesse. Mieux vaut refuser et me sacrifier.
— Vous sacrifier ? Non seulement ni Bill ni moi ne pourrions jamais nous y résoudre, mais ce ne serait pas une solution. Tchou nous ferait torturer puis exécuter tous les trois quand il aurait la certitude que jamais nous ne l’aiderions.
— Que faire alors ? interrogea Bill. D’un côté nous rendre complice ; de l’autre, la mort…
— Ce qu’il faut faire, dit Bob, c’est gagner du temps… Ensuite… je trouverai bien un moyen de nous tirer de ce mauvais pas !
Et, en lui-même, il pensait : « Le moyen de nous tirer de ce mauvais pas ?… Je doute vraiment qu’il en existe un… »
***
L’heure de délai écoulée, on vint chercher les captifs pour les ramener dans le bureau du Requin Chinois. Celui-ci était assis derrière sa table, très droit, essayant de faire saillir au maximum son menton, qu’il avait fuyant on s’en souviendra. Tour à tour, ses yeux de poulpe se fixèrent sur les trois prisonniers, puis ils s’arrêtèrent sur Morane et il demanda d’une voix égale, derrière laquelle il n’y avait plus à présent de fausse bonhomie :
— Eh bien ! quelle décision avez-vous prise ?
Comme la question s’adressait plus spécialement à lui, ce fut Bob qui répondit :
— Vous ne nous avez pas vraiment laissé de choix, monsieur Tchou, et vous le savez bien. Le petit jeu de poker auquel vous vous êtes livré avec nous était truqué, puisque vous aviez au départ toutes les cartes maîtresses en main. Bien sûr, vous avez gagné, et nous acceptons de travailler pour vous.
— Je savais bien, commandant Morane, que vous étiez un homme de bon sens, fit Dimitri Tchou, et votre décision me ravit. Nous finirons par nous entendre, soyez-en sûr.
— Ne triomphez pas trop vite, dit Bob. Bill et moi n’avons passé que peu de temps à l’intérieur de l’Oiseau de Feu, et il nous faudra plusieurs jours pour nous familiariser avec l’appareil, étudier son mécanisme, percer ses secrets…
— Vous y parviendrez, assura Tchou. Crawford a laissé une documentation fort complète à ce sujet, une sorte de « mode d’emploi » en quelque sorte.
Le gros homme alluma une cigarette, en tira une longue bouffée à travers l’or de son fume-cigarette, fit quelques ronds de fumée, puis conclut :
— Je vous donne deux semaines, commandant Morane, et à vous Mister Ballantine, pour mener à bien ce travail d’étude, avant de passer aux premiers essais sur l’appareil lui-même. Entre-temps, n’essayez pas de fuir. Vous seriez impitoyablement massacrés. Vous m’entendez bien ? Im-pi-toya-ble-ment !